

Prostituées et prostitution à travers les âges
L’expression « le plus vieux métier du monde » a peut-être un fondement historique. Depuis l’Antiquité, prostituée et prostitution sont une réalité sociale. Tour à tour tolérée ou réprimée, reconnue ou méprisée, cette activité a traversé les âges en s’exerçant sous diverses formes. Alors que le Parlement français vient de légiférer sur le sujet, Cliosoft vous propose de découvrir l’univers des « filles » et des maisons closes, depuis l’Athènes de Solon jusqu’au claque parisien des années folles, en passant par la chaleureuse maison Tellier de Maupassant et la prostituée sacrée de l’Inde.
Législation
La sexualité est-elle affaire privée quand elle concerne celles que l’on appelle parfois, de façon méprisante, des filles publiques ? De l’Antiquité à l’époque contemporaine, les hommes ont légiféré sur la prostitution, soit pour tolérer, soit pour réprimer, presque de façon cyclique. Le commerce de la chair étant aussi affaire de morale, l’Eglise a également pris position sur la question de la prostitution.
L’on attribue à Solon, l’un des pères de la démocratie athénienne, la première intervention législative dans le domaine de la prostitution. Lui serait ainsi due la création de bordels municipaux. Cette création correspond à une volonté de satisfaire les appétits sexuels de citoyens égarés sur des voies mauvaises si l’on se fie à la lettre des textes. Quels dangers menacent la cité ? Des agressions contre des jeunes filles honnêtes ou des flambées d’homosexualité ? Le législateur ne le dit pas. Quoi qu’il en soit, la création de ces maisons closes correspondrait à une œuvre de salubrité publique en des temps et des lieux où la morale ne réprouve pas les relations prénuptiales et la satisfaction des appétits charnels. Vis-à-vis de leurs pensionnaires ou des prostituées de rues, la loi en vigueur à Athènes, puis plus tard à Rome est plus discrète. Se fait jour une volonté de ne pas mélanger les genres, et ainsi de proscrire à celles qui font commerce de leurs charmes le port de vêtements réservés aux ménagères « honnêtes ». En ce qui concerne les jeunes gens, le législateur romain tente vers 226 d’interdire la prostitution des citoyens. Qui plus est, la société érige un rempart contre une ascension sociale de la prostituée. Il lui est en effet théoriquement interdit de convoler en justes noces avec un citoyen. Esclaves le plus souvent, les prostituées ne doivent pas changer de statut.
Les temps chrétiens apportent un regard nouveau sur le corps et la sexualité. La chasteté prend un sens, car le Christ enseigne que la chair est appelée à ressusciter de même que l’âme. C’est pourquoi, il ne faut pas laisser corrompre ce corps. L’Evangile donne une place particulière à la prostituée à travers la figure de Marie-Madeleine. L’exemple de cette sainte femme ouvre la voie de la repentance aux filles publiques, à qui l’Eglise ne trouve d’abord rien d’autre à dire que « va et ne pêche plus ». Saint Augustin, grand débauché avant sa conversion, et Père de l’Eglise, affirme quant à lui que les prostituées et la prostitution sont de moindres maux comparées aux désordres qu’engendrerait leur suppression. Sur le plan législatif, c’est un regard empreint de cette esprit de tolérance et de charité que porte l’empereur Justinien sur les prostituées dans le code qu’il fait publier vers 540. Sont sévèrement punis tous ceux qui tirent un profit quelconque de la prostitution : la mère maquerelle, personnage depuis longtemps présent dans la littérature romaine est passible de lourdes sanctions. En revanche, les filles sont épargnées par la loi. Justinien leur permet même de quitter plus facilement leur condition en abrogeant une loi qui empêchait les hommes libres de les prendre pour épouse. Parmi les motifs de cette bienveillance légale, il faut considérer que Théodora, la femme de Justinien, a été prostituée. C’est pour cela que l’on pourrait aussi parler de code Théodora, car l’impératrice est à la source des mesures bienveillantes aux filles de joie et dures aux proxénètes. A elle également est due l’ouverture d’une maison chargée d’accueillir les filles repenties.
Le code Justinien n’est pas appliqué dans les terres d’Occident gouvernées par des rois barbares qui édictent leur propres lois, dans lesquelles se mêlent les éléments coutumiers germaniques et le droit écrit de Rome. Dans les mentalités germaniques, L’acte de chair s’accompagne d’un mélange des sangs. C’est pourquoi l’adultère féminin est très sévèrement puni. Les femmes ne peuvent appartenir à tout le monde car la société est structurée très étroitement autour de parentèles, celle dans laquelle on naît, et quand on naît femme celle dans laquelle on est accueillie après son mariage. Les prostituées encourent donc de lourdes sanctions. Le bréviaire promulgué par le roi wisigoth Alaric les rend passibles d’une peine de 300 coups de fouet. Toutefois l’on ne sait pas grand-chose sur la prostitution au cours du Haut Moyen Age. La pratique germanique autorisant à avoir femme légitime, épouse de second rang et concubine laisse entrevoir l’existence de courtisanes, dont certaines arrivent jusque dans les coulisses du pouvoir. Le cas de Frédégonde est connu. Par ailleurs, le trafic de chair humaine a toujours cours : la reine Radegonde n’est autre qu’une ancienne esclave achetée par un maire du Palais. Avec une volonté moralisatrice, Charlemagne reprend dans un capitulaire des dispositions tout aussi sévères que celles d’Alaric : proxénètes et filles sont passibles du fouet. Qui plus est, les filles sont tondues, une pratique qui a un bel avenir devant elle. La coupe des cheveux est tout autant une mise au ban qu’une sorte de castration : la femme est privée de l’un des attributs qui fait son charme. Qui plus est, les récidivistes sont vendues comme esclaves. Il convient de souligner que les mesures ne sont guère appliquées et que quand bien même elles l’eurent été, elles n’auraient frappé que peu de femmes. La prostitution telle qu’elle a été connue dans les maisons closes et dans les rues d’Athènes ou de Rome est probablement en décadence aux temps carolingiens. Elle est en effet un phénomène urbain, alors que les villes se dépeuplent entre les Ve et Xe siècles.
A la sévérité de la loi civile répond la bienveillance de l’Eglise. L’esprit de charité se retrouve dans le pénitentiaire publié aux alentours de l’an 1000 par l’évêque Burchard de Worms. Les sanctions sont lourdes pour les incestueux et les adultères. Les uns et les autres remettent en effet en cause l’ordre social et les fondements du mariage. Par contre, l’évêque se montre plus clément avec les jeunes célibataires qui empruntent des chemins extérieurs à ceux de la chasteté en compagnie de jeunes filles libres de tout engagement. Il est ainsi possible d’avancer que si l’Eglise ne va pas jusqu’à encourager la prostitution, le statu quo de tolérance est préservé, selon les prescriptions de Saint Augustin.
Saint Louis tente deux siècles et demi plus tard de prohiber la prostitution, qui tend à se développer en milieu urbain. L’édit qu’il fait promulguer en 1254 se veut l’arme propre à purger Paris du vice et de la luxure : en vertu de ce texte, aucune forme de prostitution n’est plus tolérée. En pratique, les volontés du monarques sont inapplicables car la pureté des sujets n’est pas à la hauteur de celle de leur souverain. Deux ans plus tard, le pieux roi est contraint de faire machine arrière et de rétablir un statu quo sur la base de la tolérance, tandis que le commerce des charmes féminins va en s’institutionnalisant. Craignant, comme au temps de Solon, de Périclès ou de César, que l’âge tardif du mariage soit la source de nombreux désordres, les bonnes villes poussent à la création de bordels municipaux, qui viennent compléter l’offre des établissements privés. Cette évolution se fait en parallèle d’un changement dans la perception du corps humain. A partir du XIIe siècle, les autorités ecclésiastiques admettent que le corps n’est pas que funeste à l’épanouissement de l’homme. De manière induite, cette reconnaissance conduit à l’acceptation du plaisir charnel. Les manuels de confesseurs sont pleins d’indulgence pour les jeunes gens qui ont eu recours aux services d’une prostituée. Le regard sur la prostituée est également en train d’évoluer. Des décrétales pontificales appellent à la charité en ce qui les concerne tandis que se développe le culte de Marie-Madeleine. Dans le même esprit, elles deviennent à partir du XIVe siècle pleinement sujet du roi de France. Auparavant, sans être considérées comme des criminelles, elles vivaient en dehors de la loi, qui ne pouvait donc leur assurer sa protection. Que ce soit en France ou en Europe, les interventions du législateur portent désormais moins sur l’exercice de la prostitution que sur la manière et les lieux de cet exercice. Ainsi, les filles qui peuplent les bordels municipaux doivent prêter serment de ne pas accorder leurs faveurs à des hommes mariés. Les tenanciers de ces établissements ont eux aussi des obligations : ils ne doivent pas employer d’enfants. Par ailleurs, le pouvoir s’efforce de limiter l’implantation des maisons ou de les cantonner dans des quartiers déterminés de même que l’on interdit aux filles publiques le port de certains vêtements ou l’usage de certaines coiffures. Il faut avant tout qu’elles soient aisément reconnaissables : elles sont frappées d’une sorte de marquage moral.
Les temps modernes s’ouvrent sur la vague moralisatrice qui accompagne les réformes religieuses. Catholiques comme protestants combattent aussi sur le plan de la morale privée et dans chaque camp certains ne manquent pas de fustiger l’inconduite de ses coreligionnaires ou de ses adversaires. C’est pour ces raisons que les prostituées perdent la considération sociale et légale qui leur a été accordée dans les derniers siècles du Moyen Age. Rejetées hors la loi, elles sont également mises au ban de la chrétienté par le pape Pie V, qui leur ôte le droit à une sépulture chrétienne. Le XVIIe siècle français est quant à lui marqué par une tentative d’exclusion du corps social. Cette politique, dite du « grand renfermement » vise tous les indésirables : mendiants et vagabonds, ribauds et filles de joie sont expédiés dans les différentes maisons qui composent l’Hôpital général. Les filles sont ainsi envoyées à la Salpetrière après avoir été marquées au fer rouge d’une fleur de lys sur l’épaule, de même que l’on fait avec les voleurs. Une telle pratique ne peut que faire penser au marquage du bétail. Une autre forme d’exclusion qui frappe les prostituées est la déportation. Dans les années 1670-1685 nombre d’entre elles sont envoyées dans les nouveaux mondes français, c’est-à-dire au Canada et en Louisiane, qui souffrent d’un sous-peuplement chronique par rapport aux treize colonies britanniques. Il est singulier de constater que la métropole envoie de telles génitrices aux hommes qui se sont installés sur cette terre lointaine. Les gouverneurs de ces provinces ne manquent d’ailleurs pas de s’en indigner auprès de Versailles. Les rafles ne sont toutefois qu’à moitié efficaces. La prostituée ne disparaît pas de Paris, ni de l’arrière des régiments, ni même des couloirs de Versailles. Les unes sont pensionnaires, demi-pensionnaires ou externes dans des maisons où s’organisent des parties galantes, les autres exercent leurs talents dans le quartier du Palais Royal, pour les plus belles et les plus jeunes, dans des auberges, voire sur les terrains vagues des faubourgs pour les autres. Le grand renfermement n’a pas pour autant tué un regard de charité sur la fille de joie. A Paris, le lieutenant de Police La Reynie fait preuve d’une bien plus grande humanité que les textes royaux. Cette bienveillance est charité de la part des membres des œuvres pieuses qui tentent de faire sortir de cet état les filles qui veulent le quitter. Sans apporter de modification sur le plan législatif, le XVIIIe siècle permet à la prostituée d’être mieux tolérée que du temps du roi soleil. Le contexte est différent, les mœurs sont ouvertement plus relâchées. Toutefois, les filles demeurent toujours des hors-la-loi, susceptibles d’être arrêtées à tout moment. Une modification de leur statut intervient lors de la Révolution française : dans un premier temps un élan vertueux et puritain vient les frapper. Par la suite le Directoire élabore une législation qui va rester en vigueur jusqu’en 1946 : celle de la maison close.
M. Benoist
Les prostitués de l’Antiquité
Le statut des prostitués
Attestée par l’historien grec Hérodote au Ve siècle av JC, la prostitution sacrée était, à l’origine, liée aux cultes de la fécondité : prêtresses et prêtres devaient s’accoupler pour provoquer la fertilité des terres. Mais, très vite, la pratique évolue. Les offrandes aux dieux sont remplacées par le paiement des personnes et, aux alentours des sanctuaires, se développe une prostitution profane.
Cette forme de prostitution, loin de l’argument sacré, est liée à l’esclavage. Les enfants abandonnés par leurs parents à la naissance ou enlevés par des pirates qui les revendaient sur les marchés des villes méditerranéennes constituent la marchandise habituelle des proxénètes. A leur côté, des femmes pauvres, des filles délaissées, des veuves, grossissent les rangs de ce commerce réglementé. Les prostitués ont le statut d’objets possédés par un maître qui, selon les règles générales de l’esclavage, avait un droit absolu de disposer de leur corps.
La loi de Solon
La prostitution, sous sa forme vénale, apparaît au VIe siècle avant JC en Grèce. La commercialisation des corps se développe à un point tel, que Solon (640-558 av. J.-C) décide l’ouverture des premières maisons closes.
Ces maisons d'État, les dictérions, sont organisées rationnellement. Dans chacune d'elles, une équipe d'employés surveille la bonne marche de la maison. Les bénéfices vont à l'État : les établissements sont tenus d'acquitter une taxe, le pornikotelos.
Plusieurs “ classes ” de prostituées, toutes plus ou moins frappées d'infamie, répondent au découpage hiérarchique de la société. Au bas de l'échelle, on trouve les dictériades qui, outre le port de vêtements distinctifs, se voient imposer l'interdiction de sortir avant le coucher du soleil et de quitter la ville sans autorisation. Viennent ensuite les aulétrides et, au sommet de l'échelle, les hétaïres, véritables courtisanes, fréquentées par les privilégiés et les gens au pouvoir. Parmi les hétaïres célèbres, citons Phryné, Laïs de Corinthe, ou encore Aspasie - devenue plus tard la femme de l'illustre Périclès …
Toutes ces mesures sont justifiées par la nécessité d'éviter les désordres et de protéger la vertu des “ femmes honnêtes ”. De plus, le système s'avère particulièrement profitable aux finances de l'État. Il est maintes fois repris... Tout comme l'idée d'une prostitution nécessaire au maintien de l'ordre dans la Cité.
Il existe aussi des bordels masculins, non pas pour le délassement des femmes, mais pour celui des hommes. Les relations homosexuelles n’encourent aucun interdit, mais le fait de tenir le rôle de la femme était condamné.
La meretrix de Rome
Alors que les Grecs avaient trouvé pour désigner leurs prostituées le terme élégant d’hétaïres, signifiant “ compagnes ”, les Romains donnent aux leurs le nom trivial de meretrix, “ celle qui tire de l’argent de son corps ”. Le principal grief qu’ils ont contre les courtisanes et les proxénètes est leur avidité insatiable, leur cupidité envers la fortune des citoyens. La meretrix est le personnage principal des comédies de Plaute et de Terence représentées au IIe siècle av JC.
La plupart de ces femmes sont la propriété d’un leno, à la fois maître d’esclaves et proxénète. Mais il y a aussi parmi les meretrices des affranchies et même des femmes libres. A Rome, l’exemple le plus fameux de grande dame accusée de se prostituer serait Messaline, l’épouse de l’empereur Claude, morte en 48. Le satiriste Juvénal en donne une description sordide d’une extraordinaire violence, l’appelant la Pute impériale : “ Dès qu’elle sentait son mari endormi, préférant sans vergogne une couchette à son lit d’apparat, la Pute Impériale s’encapuchonnait et s’évanouissait dans la nuit, sans autre compagnie qu’une servante. Camouflant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle gagnait un bordel moite aux rideaux rapiécés où un box lui était affecté, elle s’y exhibait nue, les seins pris dans une résille d’or, sous son pseudonyme affiché, “ Lycisca ”, et proposait la matrice qui t’a porté, noble Britannicus ! ”. La prostitution pouvait alors incarner les séductions de l’amour libre et la tentation d’une grande liberté sexuelle. Mais la réalité était plus sordide …
Les lieux de la débauche
A Rome, la hiérarchie des prostituées s’inscrit dans la topographie urbaine. Deux quartiers, parmi les plus misérables, sont le théâtre des activités de la prostituée : Subure au nord du Forum et la région du Grand-Cirque au sud de ce même forum.
Dans les ruelles étroites et malodorantes, sous les voûtes de bâtiments publics, dans d’étroites loges ouvertes sur la rue, chacun peut voir les prostituées. Ces loges ont été révélées dans les fouilles de Pompéi : elles comportent un lit maçonné dans le fond, qu’un simple rideau suffit à fermer lorsque le client est là. Les irrégulières vieillies cherchent refuge dans les rues obscures du Trastévère, le refuge traditionnel des hors-la-loi, le long de la via scraba ou de la via Appia.
Le terme de lupanar se rapporte, quant à lui, à la louve (lupa), que les Anciens assimilaient à l’obscénité, à la mauvaise odeur et à la rapacité. Que cette étymologie soit fantaisiste ou pas, la prostituée resta pour les Romains la “ louve ” guettant sa proie dans son antre, le “ lupanar ”.
V. Gimar
La prostitution cultuelle en Inde
Les dévadâsis, quelques dates
Les prostituées sacrées sont attestées massivement en Inde à partir du VIème siècle après J.-C. Elles font partie du personnel liturgique responsable du culte et s’appellent les dévadâsis, c’est-à-dire “ servantes ” (dâsi) du dieu (déva). Le choix du terme indique qu’elles appartiennent à la divinité, car le mot dâsi signifie également esclave.
A certaines époques, le nombre de dévadâsis semble avoir été considérable. Le temple de Somanatha hébergeait 350 dévadâsis au moment de sa destruction par le conquérant turco-mongol Mahmûd de Ghazni, en l'an 1026. Le voyageur chinois Chao-Ju-Kua rapporte, en 1226, que le Gujarat comportait 4000 temples avec 20 000 dévadâsis. Leur existence est également rapportée par le récit de Marco Polo.
Lorsque les Anglais eurent achevé la conquête de l’Inde, une de leurs premières mesures fut d’interdire l’exercice de la prostitution sacrée, au moins dans les provinces qu’ils administraient directement. La première loi anti-prostitution sacrée est passée à Madras en 1947.
Le rôle des dévadâsis
La fonction des dévadâsis consiste à servir le maître invisible comme le font, à la cour des princes, les courtisanes : elles dansent, chantent, font de la musique et, à l’occasion, assouvissent les désirs de leur seigneur. Car la tradition en Inde veut que l’on attende des artistes des services sexuels. Il convient en effet que le spectateur connaisse une jouissance parfaite, c’est-à-dire concernant tous les sens : la vue grâce à la danse, l’ouïe grâce au chant et à la musique, le désir charnel enfin grâce aux talents érotiques de la dâsî.
Dans la pratique, les dévadâsis étaient avant tout des artistes chargées de danser et de chanter devant l’image du dieu lors des fêtes votives ou lorsque des fidèles commanditaient des cérémonies particulières pour des motifs privés. Leurs revenus étaient déposés sur l’autel avant de tomber dans les caisses du trésor du temple.
Les relations sexuelles auxquelles elles se prêtaient étaient également considérées comme un rite sacré de fécondité, qui devait servir à augmenter la fécondité des gens, des animaux et de la terre.
La caste des dévadâsis
Les dévadâsis forment une caste très particulière. Normalement, les castes en Inde constituent une fédération de familles de type patriarcal. Or les dévadâsis ne peuvent avoir de mari puisqu’elles sont vouées dès l’enfance au service du dieu. C’est ce dernier qui est leur véritable époux, mais un époux invisible qui, par la force des choses, fait de la courtisane à la fois un être “ sacré ” et une “ femme sans homme ”. Les dévadâsis étaient donc la seule caste à être fondée sur le matriarcat le plus strict. Les filles (toutes de père inconnu) étaient élevées pour devenir des courtisanes semblables à leurs mères : apprentissage de la musique, de la danse, du chant et des pratiques érotiques. Les garçons, pour leur part, étaient voués à des tâches subalternes : travaux de force, entretien du jardin, cuisine.
V. Gimaray
La prostitution sacrée
L’enquête d’Hérodote
Au Ve siècle avant J.-C, Hérodote rapporte une étrange coutume faisant état d’activités sexuelles, vénales ou non, pratiquées dans le cadre d’un culte et d’un sanctuaire. Il écrit :
“ La plus honteuse des lois de Babylone est celle qui oblige toutes les femmes du pays à se rendre une fois dans leur vie au temple d'Aphrodite pour s'y livrer à un inconnu. (...)
Les femmes sont assises dans l'enceinte sacrée d'Aphrodite, la tête ceinte d'une corde, toujours nombreuses, car si les unes se retirent, il en vient d'autres.
Quelle que soit la somme offerte, continue Hérodote, la femme ne refuse jamais: elle n'en a pas le droit et cet argent est sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l'argent et ne peut repousser personne. Les plus belles sont donc vite libérées et peuvent retourner chez elles, mais il en est qui restent dans le temple pendant trois ou quatre ans, sans pouvoir satisfaire à cette obligation. ”
Dans l’ancienne Mésopotamie, les qadishtu étaient considérées comme les servantes d’Ishtar et se tenaient à la disposition de tous les adorateurs de la Déesse, moyennant rétribution.
A Corinthe, au temple d’Aphrodite Pandemos, les adeptes de la déesse venaient choisir une jeune femme instruite par les prêtres et les prêtresses. Le rite commençait par un bain, puis l’homme et la prostituée sacrée rendaient hommage à Aphrodite.
Hérodote nous signale des coutumes analogues en quelques endroits de l'île de Chypre.
Ces prostituées recevaient une excellente éducation, tout comme les prostituées sacrées d’Inde (les dévadâsis) ou les geishas du Japon. Savoir tenir compagnie était un art, poussé à l’extrême dans le plaisir sexuel. L’homme devait connaître une jouissance parfaite, concernant tous les sens : la vue grâce à la danse, l’ouïe grâce au chant et à la musique, le désir charnel enfin grâce aux talents érotiques.
Un rite sexuel
Quel sens faut-il donner à la prostitution sacrée? Pour certains, il s’agirait d'un acte de consécration de la virginité à la divinité. Mais peut-être faut-il y voir un acte de défloration rituelle, pratiqué dans la plupart des sociétés primitives où la virginité était considérée avec mépris. Rappelons également qu’en Lydie, à Carthage ou à Chypre, les jeunes filles avaient, en vertu de l'usage établi, le droit de se prostituer pour gagner leur dot. On rapporte de Chéops, roi d'Egypte, qu'il tira de la prostitution de sa fille l'argent nécessaire à la construction d'une pyramide.
On sait par les hymnes qui nous sont parvenus que le roi de Babylone, au Nouvel An, s'unissait avec la grande prêtresse d'Ishtar, déesse de l’Amour, par un hieros gamos (mariage sacré). Il s’agit de relations sexuelles sacrées, où la grande prêtresse représentait Ishtar, et le roi, agissant en tant que grand prêtre, Tammuz. C'était un rite de fécondité qui devait garantir le renouvellement des énergies dans la nature et dans l'Etat, à l'aube de la nouvelle année.
Selon une autre interprétation, Ishtar possédait une force magique garantissant l'ordre du monde, qu'elle transmettait au roi lors de l’accouplement sacré. Il s'agissait donc pour le roi de recueillir la force qui fonde sa royauté.
L’esclavage sexuel
L'hospitalité sexuelle était sacrée dans beaucoup de peuples de l'Antiquité : Egypte, Syrie, Phénicie, Chypre ; la coutume existait encore il n’y a pas si longtemps chez les Esquimaux.
Le Temple d'Alexandrie comportait 1 400 cellules de prostituées sacrées à l'usage des fidèles et des étrangers. Certaines familles en Mésopotamie donnaient leur fille en échange de leur nourriture et de leur éducation. En Phénicie, la loi stipulait que toutes les femmes étaient communes à tous les hommes et qu'il ne devait y avoir aucune distinction ni de pères, ni d'enfants. Cette idée de “ collectivisation de la femme ” est ancienne, mais tenace. Elle figure dans les programmes de nombreuses utopies.
Mais il se peut aussi que ces prostituées n’aient rien eu de sacré. Il se peut qu’Hérodote ait mal interprété la coutume du rachat d’oblates, c’est-à-dire d’esclaves offertes au temple par des particuliers.
De même, on a longtemps considéré comme des prostituées sacrées celles que l’on nomme “ hiérodules ”. Mais les hiérodules sont des esclaves sacrés, hommes ou femmes liés au temple, parfois même de simples paysans cultivant les terres des dieux.
Femmes et hommes prostitués sont d’abord des esclaves, achetés sur des marchés d’esclaves. Ce sont aussi des femmes pauvres, des filles délaissées par leur famille, des épouses abandonnées ou des veuves.
V. Gimaray
Les marques de l’exclusion
Le mal nécessaire
Depuis l’Antiquité, la prostituée assume un rôle paradoxal : elle est tolérée, tout en étant marginalisée ; elle est un mal nécessaire qui préserve la famille en autorisant les jeunes gens à satisfaire leurs ardeurs, plutôt que de s’attaquer aux femmes mariées.
Mais tout mal nécessaire qu’elle soit, la prostituée est pointée du doigt. Elle doit montrer ce qu’elle n’est pas, ni une femme respectable, ni une mère de famille. L’existence des prostituées dans la cité n’est voulue par le législateur que pour donner du plaisir aux hommes honnêtes, les soins de la maison et la procréation des enfants étant réservés aux concubines et aux épouses légitimes.
Un code vestimentaire
Pour ne pas la confondre avec la femme respectable, la société impose à la fille de joie un code vestimentaire. Dans la Rome antique, les prostituées ont l’interdiction de porter la longue robe des matrones, épouses légitimes des citoyens ; elles s’enveloppent d’une toge brune et portent une perruque blonde. En Mésopotamie, le port du voile, qui s’impose à la femme honnête, lui est interdit. Celle qui sortirait voilée et qui serait reconnue risque 50 coups de bâton et la confiscation de ses vêtements. En akkadien, la prostituée se nomme ainsi “ celle dont les cheveux ondulent ” (kezertu).
Sous le Second Empire, l’extravagance des robes de la cocotte a suscité tout un vocabulaire repris au théâtre ou en littérature. La cocotte devient “ crevette ” en robe courte et voyante, “ sangsue ” lorsqu’elle est en noir et “ balayeuse ” lorsque la robe est traînante sans crinoline.
Mais derrière la saveur de ces qualificatifs se cachent les marques de l’exclusion. Rappelons seulement que pendant toute la période classique, l’Etat condamnait les filles de “ mauvaise vie ” en imprimant dans leurs chairs, au fouet ou au fer rouge, les marques de l’infamie. Sous Charlemagne, toute femme publique prise en flagrant délit de racolage était condamnée à être fouettée nue au milieu de tous, et celui qui l'hébergeait devait la porter sur ses épaules jusqu'au lieu du châtiment.
Le corps du péché
Au XIXe siècle, la vague hygiéniste fait de la prostituée un objet de peur. La vérole monterait de la rue, transmise par la prostituée. Elle détruirait le capital biologique des lignées bourgeoises. La putain syphilitique, souvent alcoolique, parfois tuberculeuse, est perçue comme victime de dégénérescence.
La comparaison entre la prostitution et l’ordure court tout au long du siècle. “ La prostituée est indispensable à la cité comme la poubelle à la famille ”, glose le docteur Saint-Paul. Le terme pute ou putain est d’ailleurs dérivé du latin putidus “ puant ”, “ pourri ”, “ corrompu ”.
A la fin de la Restauration, le docteur Parent-Duchâtelet mène en parallèle une enquête sur les filles publiques de Paris et sur les ordures. Il s’intéresse à la physiologie de l’excrétion urbaine, dans le but d’assurer le transit de l’ordure et de vaincre l’infection.
Pour ne pas perdre la trace de ces impures qui pourraient gangrener la bonne société, une prostitution officiellement reconnue et contrôlée est mise en place dans la première moitié du siècle. L’autre prostitution est qualifiée de clandestine ou d’insoumise.
Les “ filles à numéro ”
Les Romains se montrèrent très vigilants sur le contrôle des mœurs. Marcus, devant le désordre grandissant, instaura en 180 av. J.-C. la licencia stupri (“ permis de stupre ”), qui fit de la prostituée une esclave légale. Frappée d'indignité jusqu'à sa mort, celle-ci était condamnée à vivre au “ lupanar ”, où elle était fichée et placée sous la surveillance du lenon, qui encaissait les passes et versait une taxe à l'État. Ce système de mise en carte s'accompagnait d'une stigmatisation accrue de la prostituée, chargée d'opprobre, marquée de signes infamants, ouvertement insultée, communément traitée de “ dévorante ” ou de louve, d'où le nom “ lupanar ” donné au maisons de passe. Ce qui n'empêcha en rien la prostitution de prendre de l'ampleur et de s'étendre à la gent masculine. Dans la Rome impériale, chaque ville avait son “ lupanar ”, souvent mixte.
Ce système de mise en carte réapparaît en France au XIXe siècle. Pour Parent-Duchâtelet, les prostituées sont des marginales qui doivent être soigneusement mises à l’écart de la bonne société. A cette fin, il préconise des établissements spécialisés facilitant la surveillance des prostituées, les maisons closes, soumises à l’autorité administrative.
En 1849, l'inscription des filles d'amour sur le registre de la police des Mœurs est désormais obligatoire. Le contrôle de la prostituée par l’administration débute par “ l’inscription ” de la fille publique, qui devient dès lors fille “ soumise ”. Les prostituées travaillant au sein d’une maison close sont dénommées “ filles à numéro ”, et celles qui exercent isolément “ filles en carte ”.
Si la prostituée est tolérée, elle reste soigneusement mise à l’écart tout au long de son histoire, que ce soit au travers de son code vestimentaire et de signes distinctifs ou par le biais de la “ mise en carte ”.
V. Gimaray
La figure de la prostituée dans les arts
La licence érotique
Les pas résonnant sur les pavés antiques de la via Appia, la meretrix romaine épie, l’écume aux lèvres. Elle est comparée, par ses contemporains, à la louve lubrique, la lupa qui, tapie dans l’ombre, guette ses proies avec avidité. Revêtue d’une courte tunique, arborant une perruque blonde montée en soufflet, elle déambule sur sa triste estrade de représentation, le long des cimetières mal famés.
Certaines échappent à l’errance et sont emmurées dans des loges offertes au regard cupide, assises sur des tabourets hauts qui laissent s’échapper leurs jambes et s’entrouvrir leur intimité.
D’autres sont confinées au lupanar, avec la possibilité limitée de monter à l’étage pour rejoindre les chambres, simples cellules avec lit et traversin de maçonnerie que viennent égayer des fresques éducatives enseignant “ l’Art d’Aimer ” d’Ovide.
Le “ cheval d’Hector ” - ou les plaisirs d’Andromaque à faire d’Hector sa monture, côtoie le “ more canino ” (la levrette) - ou l’art du Parthe rapide de galoper à rebours. De telles illustrations érotiques ornaient également les demeures privées. Mais aux plus riches était épargnée la peur de se faire débusquer sur le trajet de la honte. Ils pouvaient jouir, en toute tranquillité, des plaisirs de la chair et du regard …
La vérité des corps
Point de plaisir inavoué pour Henri de Toulouse-Lautrec. Le bordel est sa seconde maison, les “ horizontales ”, ses mères. Manet peint la Nana d’Emile Zola, une nouvelle rousse venant s’ajouter au cortège des belles chevelues à la crinière flamboyante. Les cheveux représentent l’essence même de la féminité. Lachés, ils soulignent l’attitude débridée de la femme ensorceleuse. Maintenus en chignon, ils contraignent la féminité et signent l’identité de la bonne épouse.
Croquer les prostituées – Divine, Pépé la Panthère, ou Olympia -, saisir la richesse de leurs poses, privilégier la vérité des corps aux poses alambiquées, tel est le défi des artistes du XIXeme siècle, pour qui la licence sexuelle s’apparente à la pratique d’une peinture libérée des contraintes académiques.
Est-ce pour cette raison que Picasso choisit le sujet du bordel pour ses Demoiselles d’Avignon, véritable cassure dans l’histoire de l’art, marquant les débuts du cubisme ? Y aurait-t-il dans le thème de la prostitution matière à briser les conventions formelles ? L’érotisme serait-il synonyme de modernité, ouvrant sur la réflexion de Georges Bataille : “ Ce qui est en jeu dans l’érotisme, c’est toujours une dissolution des formes constituées ”.
Le malaise de la grande ville
Pour les artistes de l’entre-deux-guerres, la prostituée n’est pas la femme émancipée, “ en cheveux ”, du Second Empire. Elle est le symbole du malaise de la société, du refoulement de l’individu, de la perversion de la sensualité. Elle traîne aux bars ; sa trogne est déformée par le vice ; son corps est massif, grossier. Ne sont identifiables que ses parties intimes, sans quoi la prostituée pourrait être un travesti égaré.
La figure de la prostituée est un motif récurrent dans l’œuvre de Georg Grösz. Elle est indissociable de sa vision sur la métropole aliénante et déshumanisante, réflexion partagée par de nombreux artistes du Berlin de l’entre-deux-guerres. Le film “ l’Ange Bleu ” de Josef von Sternberg met ainsi en scène la chanteuse Lola-Lola, jouée par Marlène Dietrich, une séductrice manipulatrice entraînant la folie du professeur Rath.
Le malaise est si fort que le thème du meurtre sadique, incarné par Jack l’Eventreur qui venge et purifie “ virilement ” la société souillée par les prostituées, plane dans toutes ces productions. Le film "Loulou" de Pabst montre une belle fille capricieuse et insouciante, multipliant les conquêtes et finissant par sombrer dans la prostitution à Londres, où elle est assassinée par l’Eventreur.
V. Gimaray.
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